- Volontarisme
- VolontarismeIl faudrait pourtant se garder de croire que Duns Scot lui-même ait rejeté une vue rationnelle de l’ordre des choses. Ce qu’on appelle son « volontarisme » ne renferme pas du tout les conséquences radicales qu’on lui attribue parfois. Dans l’âme humaine, la volonté est pour lui un appétit raisonnable, qui n’agit que par des motifs tirés de l’entendement ; il insiste seulement, contre Henri de Gand, sur ce point (mais c’était déjà la thèse de saint Thomas) que la volonté n’est pas déterminée nécessairement, mais demeure libre dans son adhésion au motif. Seulement il reste dans la tradition franciscaine en déclarant que le bien, parce qu’il est capable de communiquer quelque chose de lui à l’être qui le désire (communicabile sui), est supérieur au vrai et que, par conséquent, la volonté dont l’objet est le bien est supérieure à l’entendement. La fin suprême de l’homme est dans l’amour, c’est-à-dire dans la volonté, cela contre Aristote qui la voyait dans la contemplation, mais avec saint Augustin et avec Denys l’Aréopagite, qui, dans la Hiérarchie céleste, place les anges aimants plus près de Dieu que les anges sages. De ce que la représentation d’un bien est la condition nécessaire du vouloir, il ne faut pas d’ailleurs conclure que l’intellect est sans action sur la volonté ; sans doute il y a une « pensée première » qui, venant de l’impression sensible, échappe à notre pouvoir ; mais il y a aussi beaucoup de pensées secondes, de ces pensées indistinctes et obscures, qui ne deviennent actuelles que grâce au concours que leur prête notre volonté, capable, selon qu’elle s’y applique ou qu’elle s’en détourne, de les renforcer ou de les affaiblir.Mais, au sein de l’intelligence même, Duns Scot reconnaît une certaine activité à l’intelligence, et il refuse de souscrire à l’adage aristotélicien : intelligere est pati. Mais il est aussi défavorable à la thèse d’Henri de Gand, qui pense que, dans l’acte d’intelligence, toute l’activité appartient à l’âme, qu’à celle de Godefroid de Fontaines, pour qui l’unique cause active de l’intellection, c’est l’objet même en tant qu’il apparaît dans l’image, le phantasme éclairé par l’intellect agent. Si la thèse de Godefroid avilit la nature de l’âme, en la rendant toute dépendante de l’objet, celle d’Henri n’explique pas comment la connaissance n’est pas toujours en acte dans l’âme ; il faut dire plutôt que la cause totale de l’intellection est faite de deux causes partielles, l’objet et l’âme, « qui ne concourent pas comme deux causes égales, mais qui sont ordonnées comme le père et la mère dans la génération, la mère ayant une causalité indépendante quoique moins parfaite, et ajoutant quelque chose à la cause parfaite ».C’est cette notion mesurée de l’activité intellectuelle qui lui donne quelque méfiance contre le platonisme d’Henri de Gand, qui fait dépendre toute connaissance infaillible d’un exemplaire incréé : Duns Scot lui oppose des sources de certitude qui sont à la fois dans l’âme ou dans l’objet, la certitude des premiers principes, énoncés en des propositions à deux termes (tels que : le blanc n’est pas noir), dont l’identité ou la différence sont aperçues avec évidence ; la certitude par expérience qui permet de prévoir l’avenir d’après le passé, selon ce principe « sommeillant en l’âme » que tout ce qui arrive dans la plupart des cas par une cause qui n’est pas libre est l’effet naturel de cette cause ; enfin la certitude interne de nos actes, de nos sensations par exemple, qui persiste, même si nous nous trompons sur l’objet qui les a produites.Il en est de même du « volontarisme » en Dieu qui, dans l’intention de Duns Scot, n’introduit nulle irrationalité dans l’action divine. En premier lieu, selon lui, Dieu crée les possibles : par là, Duns Scot veut éviter que l’on admette en dehors de Dieu, éternel comme lui et s’imposant à lui, une sorte de fatum d’après lequel se guideraient son intelligence et sa volonté ; il faut remarquer pourtant que ces possibles, pris en eux-mêmes, ne sont pas fort différents de ce qu’ils étaient chez saint Thomas ; chez celui-ci, ils sont les idées que conçoit l’intelligence de Dieu, quand il conçoit les diverses manières dont les créatures peuvent participer à son essence ; et chez Duns Scot aussi, ils sont comme les images et imitations diverses de son essence infinie. Il s’ensuit que cette formation ou création n’est pas du tout libre ; elle est le fait de l’intelligence, et la volonté n’y a aucune part ; « l’acte par lequel Dieu conçoit tous les principes premiers est naturel ; il les pense pour ainsi dire avant tout acte de volonté, car leur vérité ne dépend d’aucun acte volontaire et ils seraient encore connus, si, par impossible, Dieu n’avait pas de volonté. » Cette création des possibles est d’ailleurs limitée par le principe de contradiction, puisque Dieu est incapable de rendre possible ce qui est logiquement impossible, c’est-à-dire ce qui implique contradiction.S’il s’agit maintenant non plus de l’intelligence, mais de la volonté par laquelle Dieu produit les êtres, il faut dire que toujours, selon Duns Scot, la volonté est libre, mais il ne faut pas faire de cette liberté le synonyme d’indétermination, et il faut distinguer avec soin les cas où cette volonté est déterminée et ceux où elle ne l’est pas. Quant à lui-même et à son essence, Dieu est absolument déterminé à s’aimer lui-même ; cette détermination de la volonté existe dès qu’il connaît cette essence. En revanche, quant au monde qu’il a créé, l’on doit dire que tout ce qu’il a effectivement créé s’accorde avec les lois de sa justice et de sa sagesse ; mais, « s’il avait fait autrement, l’ordre qu’il aurait pu choisir aurait été également juste et sage, par le seul fait qu’il l’aurait voulu, puisque sa volonté est toujours juste » ; « la justice de Dieu est aussi large que sa puissance » ; elle est donc égale, qu’elle tende à un possible ou à son opposé. Il en résulte que l’ordre prescrit et choisi par Dieu n’est jamais déterminé par des exigences dues à la nature même des créatures. Il s’ensuit que, dans l’ordre surnaturel, le lien qui unit en fait les œuvres bonnes accomplies par l’homme au bonheur éternel, qui en est la récompense, n’existe pas parce que ces œuvres méritent d’elles-mêmes la récompense, mais parce que Dieu l’a décrété ainsi ; « le mérite, considéré en soi, sans l’acceptation divine, n’aurait pas été, selon la stricte justice, digne d’une telle récompense d’après sa bonté intrinsèque ». La prédestination est donc aussi tout à fait gratuite ; Dieu ayant voulu que la charité conduise à la béatitude, donne à l’âme prédestinée pour laquelle il veut le bonheur éternel la vertu de charité qui, d’après son décret, doit les y conduire,
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.